Ci-dessous un article paru dans Le Monde du 11/02/2022 qui interroge sur l’orientation future de l’agriculture avec des contraintes réglementaires qui impliquent la disparition d’un grand nombre d’élevage paysans plein air. Bonne lecture.

« La biosécurité met en péril l’élevage en plein air » (Le Monde)

Tribune

Charles Stépanoff – Anthropologue, directeur d’études à l’EHESS

Frédéric Keck – Anthropologue, directeur de recherches au CNRS

Jocelyne Porcher – Sociologue, directrice de recherches à l’Inrae

Les anthropologues Charles Stépanoff et Frédéric Keck ainsi que la sociologue Jocelyne Porcher s’inquiètent dans une tribune au « Monde » des mesures prises pour lutter contre le virus H5N1, qui touche les élevages de volaille. Un plan d’abattage a été adopté, alors que c’est le mode de production industrielle qu’il faudrait questionner.

Publié 11/02/2022 à 08h00, mis à jour à 14h31

Tribune. Face à l’extension de l’épizootie de grippe aviaire dans le Sud-Ouest, le gouvernement vient de décider le « dépeuplement » des zones contaminées par l’abattage de 2,5 millions d’oiseaux. Dès septembre 2021, comme à chaque crise de grippe aviaire, des arrêtés avaient ordonné la claustration des élevages en plein air afin d’éviter leur contamination par des oiseaux sauvages porteurs du virus H5N1. Ces mesures, qui se sont révélées inefficaces, jetaient le soupçon sur la faune sauvage et les éleveurs en plein air.

Pourtant le premier cas français de grippe aviaire à l’automne 2021 est apparu dans une structure de production industrielle de 160 000 poules sans accès à l’extérieur. Les virus circulent effectivement entre oiseaux migrateurs et volailles domestiques, mais les études génétiques montrent également que des mutations dangereuses apparaissent souvent à l’intérieur des structures industrielles en surdensité. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Covid-19 : « Les épidémies ne se réduisent jamais à des causes biologiques »

La transmission des virus est également favorisée par la segmentation géographique des étapes du cycle de vie des volailles et par leur transport sur de longues distances jusqu’aux abattoirs. Devant le manque d’efficacité des mesures de claustration, le rapport scientifique de décembre 2021 de l’Autorité européenne de sécurité des aliments a inscrit dans ses recommandations la réduction des densités d’élevage.

Les contaminations lors du transport sur de longues distances

De leur côté, la Confédération paysanne et des associations d’éleveurs ont déposé un recours devant le Conseil d’Etat pour faire annuler les arrêtés de claustration. La « mise à l’abri » est présentée comme une décision provisoire pour protéger les volailles des oiseaux sauvages, mais les mesures prises en urgence d’année en année s’installent dans la durée.

Dans le cas de l’élevage porcin, c’est le risque de transmission de la peste porcine africaine qui est invoqué, même s’il n’a été avéré que chez des sangliers en Belgique et en Europe de l’Est. Depuis 2021, pour empêcher tout contact avec les sangliers, la réglementation impose aux éleveurs en plein air ou en libre parcours d’enclore d’un mur ou d’une double clôture électrifiée les prairies et bois où vivent leurs porcs. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Grippe aviaire : 2,5 millions de volailles vont être abattues dans le Sud-Ouest

Ces constructions très coûteuses sont incompatibles avec un élevage extensif mobile qui devient illégal. Pourtant, là encore, une étude de L’Autorité européenne de sécurité des aliments [en anglais European Food Safety Authority (EFSA)] montre que les contaminations en Europe n’ont été causées par le sanglier que dans 1,4 % des cas, contre 73 % de facteurs humains, notamment le transport des animaux sur de longues distances.

L’élevage en plein air au cœur des circuits courts

L’expérience du confinement comme mesure d’urgence pour contenir le virus responsable du Covid-19 devrait nous rendre sensibles à la souffrance que causent aux animaux d’élevage les mesures de claustration. Les crises sanitaires accélèrent ici un processus de concentration de l’élevage qui a toujours invoqué la protection contre les pathogènes pour renforcer ses normes.

En Asie du Sud-Est, les mesures de biosécurité ont favorisé les productions industrielles au détriment des petits élevages familiaux avec le soutien des Etats. Les politiques de biosécurité se focalisent sur la menace externe que représenterait la faune sauvage et négligent la menace interne que constituent les surdensités industrielles favorables à la mutation et à la propagation des virus. Lire aussi Article réservé à nos abonnés La nouvelle crise de grippe aviaire pose la question de la vaccination

Il est temps d’ouvrir un débat démocratique prenant en compte non seulement le risque sanitaire, mais aussi les risques sociaux, éthiques et écologiques des politiques de biosécurité. Il y a tout d’abord un risque social, car ces politiques contribuent à l’effilochement de liens communautaires locaux, car les élevages de plein air sont souvent au cœur de réseaux de distribution en circuits courts par des associations, des marchés et des commerces de proximité.

Le maintien d’écosystèmes diversifiés riches en biodiversité

Puis, le risque culturel réside dans le fait de faire disparaître des savoir-faire ancrés dans des traditions régionales d’élevage paysan (Corse, Pyrénées, Bretagne, Morvan, Limousin, etc.). Il faut également prendre en compte le risque éthique à l’heure où la société est de plus en plus soucieuse du bien-être des animaux : il est évident qu’un parcours arboré de plusieurs hectares répond mieux aux besoins d’un cochon que le mètre carré minimal prévu pour lui dans l’élevage en bâtiment.

Risque écologique enfin, car les élevages en plein air de volailles et de porcs contribuent efficacement au maintien d’écosystèmes diversifiés riches en biodiversité : haies, mares, prairies, bosquets pour le parcours des animaux. A Plougastel (Finistère), des orchidées rares sont réapparues sur des parcelles dégagées des ronces par un troupeau de porcs en plein air. Pourtant, à cause des normes de biosécurité, leurs éleveurs viennent de décider d’abandonner leur activité. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Influenza aviaire : pourquoi une telle flambée ?

En faisant de la biosécurité le critère ultime et en favorisant sans le dire l’industrie au détriment de l’élevage paysan, les décideurs publics vont à l’encontre du souhait de la société d’œuvrer à la préservation de la biodiversité et à l’amélioration du bien-être des animaux d’élevage.

Les risques de la violence industrielle

Les différences entre élevage paysan et industrie des productions animales ne se limitent pas au contraste entre « plein air » et structures industrielles de 3 000 truies ou de 150 000 volailles. Les éleveurs qui pratiquent le plein air ont choisi un mode de relation au vivant, mais aussi, bien souvent, des races animales différentes, une alimentation, des objectifs de performance, une espérance de vie pour les animaux différents de ceux de l’industrie.

C’est pourquoi la claustration forcée contredit le sens même de leur vocation et pousse certains à l’abandon ou à la désobéissance civique. Après cent cinquante ans de domination d’un modèle zootechnique guidé par des impératifs de rendement et renforcé par les mesures de biosécurité, les résistances des éleveurs nous alertent sur les risques actuels de ces orientations. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Cohabiter avec tous les vivants

Sans reconsidération de la valeur de l’élevage en plein air et des richesses matérielles et immatérielles qu’il produit, il n’existera bientôt plus dans nos rapports de travail avec les animaux de ferme que la violence industrielle.

Charles Stépanoff(Anthropologue, directeur d’études à l’EHESS), Frédéric Keck(Anthropologue, directeur de recherches au CNRS) et Jocelyne Porcher(Sociologue, directrice de recherches à l’Inrae)